Techno : origines et problématiques contemporaines

Sommaire

Des racines noires, queer et résistantes.

La musique techno venue de Détroit, ville industrielle dans le Michigan durant les années 80 est d’abord une prise de pouvoir sur les machines, par les machines. Inspirée de la science fiction et du futurisme d’Alvin Toffler et Philip K Dick, cette musique électro et techno est simple, populaire et dansante. Elle émerge dans une scène gay et afro-américaine, notamment grâce à l’influence déterminante de DJs queer tels que Ken Collier –  issu de la scène disco. [1] Durant la seconde vague de la musique de Détroit, dans les années 90, le groupe Underground Resistance qualifie sa techno de politique et revendique l’identité noire, dénonce les violences policières, le génocide amérindien, l’esclavage. [2] Ce discours apparait dans leurs paroles, titres, éléments graphiques. Le groupe met aussi en avant la création communautaire et indépendante – des studios et circuits de productions classiques, aussi du système “star” – en créant leur propre label et divers studios, aussi par l’anonymat des artistes. [3]

“Mad Mike en particulier, inscrit le label Underground Resistance dans une mythologie d’anticipation confinant au politique, en professant une forme de « révolution électronique » menée par le son et le tempo, qui doit faire exploser les monopoles des Majors du disque et renverser les productions mercantiles.“ [4]

I wanna

I wanna hide

I’m a voice from the past

Standing in the future

Forever haunt you

You

Should have never done this to us

Because now

We can never rest

We are

Black and electric

Strong and electric

Black, electric [5]

Vinyle d’Underground Resistance, Riot EP 1991. Les titres des morceaux “Riot’, “Panic”, “Rage”, “Assault” (émeute, panique, rage, attaque en français) appartiennent au champs lexical de la révolte.

[1] SICKO, Dan et RIVALLAN, Cyrille. Techno rebels: les pionniers de la techno de Detroit. Paris : Éditions Allia, 2019.

[2] Du cœur dans la machine : épisode 1/4 du podcast Techno : musique non-stop [en ligne]. 18 septembre 2023. [Consulté le 23 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/du-coeur-dans-la-machine-3127565

[3] Underground Resistance [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], 22 août 2025. [Consulté le 23 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Underground_Resistance&oldid=228323085.

[4] Techno de Détroit [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], 25 mars 2024. [Consulté le 23 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Techno_de_D%C3%A9troit&oldid=213650397.*

[5] Paroles de Marron – Underground Resistance. En français :

« I wanna

I wanna hide

I’m a voice from the past

Standing in the future

Forever haunt you

You

Should have never done this to us

Because now

We can never rest

We are

Black and electric

Strong and electric

Black, electric« 


Malgré ses racines militantes, la techno et ses espaces contemporains sont problématiques.

GENTRIFICATION

En effet, la gentrification des clubs – aussi de la musique House, Techno et des raves –  se manifeste par leur déplacement du centre-ville vers la périphérie, réduisant les chances de survie des petits clubs et menaçant les communautés préexistantes par l’augmentation des prix des loyers. Dans “Strictly Business Techno”, Ed Gillet observe que cette même stratégie remplace un public marginalisé par des groupes plus riches et « désirables ». [6] Des clubs sont aussi créés et utilisés temporairement – avant que leurs espaces soient réhabilités –  pour donner une image dynamique et culturelle à des quartiers et y faire fructifier l’immobilier. [7] Cette commercialisation – régie par des intérêts lucratifs et politiques – aboutit à une culture du “superclub” financé par des promoteurs immobiliers, ciblant principalement de jeunes professionnels urbains, majoritairement des hommes hétérosexuels et/ou blanc. Boiler Room suit la même logique antinomique. La chaîne historique de vidéos live de dj sets a été rachetée par Superstruct, le deuxième promoteur de festivals au monde (plus de 85 festivals en Europe et Australie en 2023) [8] dont l’actionnaire majoritaire est KKR, un fond d’investissement qui soutient le génocide palestinien (armement, serveurs) et des mesures écocides. [9]

LE PUBLIC

Raver

Dans la continuité des punishers, sont qualifiés de “Gormitis” – dont le nom provient des figurines de monstres musclés – les hommes cis blancs haltérophiles ou “gym bro” consommateurs de techno commerciale. Leurs comportement ostentatoire – sur le dancefloor mais aussi sur Tik Tok et Instagram –  constitue à prendre de la place, torse nu, parfois le visage cagoulé ou masqué et d’arborer des symboles d’extrême droite. [13]

LA PROGRAMMATION ARTISTIQUE

On observe également des inégalités dans la programmation artistique. Female:Pressure est une base de données et un réseau transnational qui regroupe des femmes, personnes transgenres, transféminines, transmasculines, intersexuées, genderqueer, non conformes au genre, agenres et/ou non binaires, travaillant dans les domaines de la musique électronique et des arts visuels. L’organisation quantifie la répartition des genres parmi les artistes se produisant dans les festivals de musique électronique à travers le monde, et publie des rapports statistiques depuis 2013. [14]

Line-Up

Des initiatives comme “Make Techno Black again”, la base de donnée B.A.D. (Black Artists Database) ou encore le travail du collectif “Technomaterialism” dénoncent le “Whitewashing” de la musique techno. B.A.D. est un répertoire d’artistes noir·es qui s’appuie sur Resident Advisor, celle-ci permet d’étudier leur présence ou absence et d’établir des statistiques. “Make Techno Black Again” est à l’initiative de réductions des prix des billets de soirées pour qu’un public mixte (ici de personnes noires et LGBTQI+) réintègrent les dancefloor à Los Angeles. 

En s’appuyant sur la base de donnée B.A.D, les techno matérialistes ont fait l’étude “La Techno : La Musique noire sans les noir·e·s”. Après le soulèvement de Minneapolis en 2020 contre la brutalité policière, les programmations artistiques ont présenté plus d’artistes noir·es. Cependant, le collectif dénonce cette politique de représentation performative. En effet, dans l’ensemble, la représentation des artistes noirs ne s’est pas améliorée, et dans certains pays (comme l’Espagne et la France), le pourcentage d’artistes noirs engagés dans les programmations d’événements a même diminué.Dans leur manifeste, les techno matérialistes dénoncent également les politiques de représentations et les “token” : “L’hégémonie libérale dans le paysage politique a conduit à un renforcement de la politique de représentation performative, qui favorise une représentation superficielle et anecdotique des groupes marginalisés plutôt qu’une amélioration de leurs conditions matérielles, qui passerait nécessairement par un véritable changement systémique. Les agences artistiques détenues par des Blancs qui utilisent l’image d’artistes noirs et les réduisent à des symboles pour montrer à quel point elles sont progressistes, tout en détenant le monopole des moyens de production, ne sont pas libératrices.” [18]

Le collectif dénonce “l’idolâtrie” des djs, qui …

[6] GILLETT, Ed et HEUGUET, Guillaume. Strictly Business Techno. Gentrification et résistance dans l’économie nocturne. Audimat [en ligne]. Audimat Éditions, 2024, Vol. 21.

[7] Ibid.46-47. Ed Gillet donne l’exemple de clubs en Angleterre : Drumsheds, Printworks, et des appartements de luxe construits sur le site de l’Haçienda.

[8] Superstruct Entertainment [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], 3 novembre 2025. [Consulté le 23 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Superstruct_Entertainment&oldid=1320145200.

[9] Rachat de Boiler Room : plusieurs artistes se retirent, en soutien à la Palestine | Les Inrocks. Dans : https://www.lesinrocks.com/ [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 23 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.lesinrocks.com/musique/rachat-de-boiler-room-plusieurs-artistes-se-retirent-pour-montrer-leur-soutien-a-la-palestine-654667-26-03-2025/

[10] GILLETT, Ed et HEUGUET, Guillaume, op. cit. 48.

 [11] Définir raver

 [12] WARK, McKenzie. Raving. Durham : Duke University Press, 2023. Practices.

 [13] Les « gormitis », ces hommes torse nu et musclés qui cassent la tête en soirée techno | StreetPress [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 23 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.streetpress.com/sujet/1741353811-gormitis-hommes-torse-nu-muscles-cassent-tete-soiree-techno-fete-go-muscu-gym-pantin-paris-villette-mascu

 [14] about female:pressure [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 24 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.femalepressure.net/fempress.html

 [15] Line up : la liste des artistes. Une petite line up contient 5 artistes, une plus importante 300.

 [16] Sigle de femmes, intersexes, non binaires, trans et agenres, utilisé pour désigner soit les personnes qui ne sont pas des hommes cisgenre soit celles qui ont été assignées femme à la naissance. (D’après https://fr.wiktionary.org/wiki/FINTA

 [17] about female:pressure [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 24 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.femalepressure.net/fempress.html

[18] TECHNOMATERIALISM. TWENTY-POINT MANIFESTOTECHNOMATERIALISM. Dans : Technomaterialism [en ligne]. 26 octobre 2022. [Consulté le 23 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://technomaterialism.com/twenty-point-manifesto Citation traduite de l’anglais “Liberal hegemony in the political landscape has led to a reinforcement of representation politics, which favor feckless and anecdotal representation of marginalized groups over an improvement of their material conditions, which would necessarily pass by actual systemic change. White-owned talent agencies using the likeness of Black artists and tokenizing them to show how progressive they are, all while holding a monopoly of the means of production, is not liberatory.”

L’édition Tomorrowland Winter est née en 2019 à l’Alpe d’Huez, son concept : mêler les pistes de ski et dancefloors. L’édition acceuille 25 000 festivaliers, plus de 150 artistes, 10 scènes dont une capable d’accueillir 10 000 personnes par soir. En 2025, le pass 7 jours coûte 710 euros avec un accès aux pistes de ski et au scènes musicales, sans logement ni transport compris. En 2022, 60% de la clientèle venait de l’étranger, ce qui représente près de 6000 tonnes de CO2 uniquement en vol d’avion. Une des scènes située à 3300 mètres d’altitude se situe à 500 mètres du parc national des Ecrins, un territoire protégé. D’après la tribune d’Extinction Rebellion, l’empreinte carbone générale est comparable à la valeur annuelle de l’ensemble des résidant·es de l’Alpe d’Huez. [22]

LA MUSIQUE

Pensée pour le public du “superclub”, la techno commerciale – ou “Buisiness Techno” en anglais – n’a pas de territoire géographique propre, elle est standardisée pour se vendre partout. Elle doit satisfaire son consommateur, le rythme est toujours le même : 4/4 le kick tape sur chaque temps. Toujours prévisibles, les intros et les breaks sont épiques et les drops surpuissants façon rollercoaster. On reconnait les samples de “screech” et de “stabs” pitchés, des remixs de sons pop, des voix, le tout dérapage sur la piste de karting, explose à la Avengers. Le public n’a plus qu’à obéir au rythme, et à répéter les mêmes gestes toute la nuit – ça tombe bien il y a des chorégraphies TikTok à filmer. 

ECOLOGIE

Dans sa lignée discriminatoire et destructrice, la fête gentrifiée investie par de grands promoteurs internationaux est aussi écocide. Le festival Tomorrowland est un des festival de musique éléctronique les plus connus au monde. [19] Né en 2003 à Boom en Belgique, sa stratégie marketing (expérientiel, story telling, aftermovie, communauté “People of Tomorrow”) et sa scénographie monumentale (énormes projections, immersion totale, prouesses techniques, budget considérable, pyrotechnie de pointe) sont considérées comme révolutionnaire dans le secteur des musiques électroniques. Le festival acceuille environ 400 000 visiteur·euses en 2024 avec 60 pourcent du public venu de l’international. La même année, Tomorrowland est le seul grand festival à utiliser des gobelets jetables et écope de 727 000 euros d’amende. [20]

L’édition Tomorrowland Winter est née en 2019 à l’Alpe d’Huez, son concept : mêler les pistes de ski et dancefloors. L’édition acceuille 25 000 festivaliers, plus de 150 artistes, 10 scènes dont une capable d’accueillir 10 000 personnes par soir. En 2025, le pass 7 jours coûte 710 euros avec un accès aux pistes de ski et au scènes musicales, sans logement ni transport compris. En 2022, 60% de la clientèle venait de l’étranger, ce qui représente près de 6000 tonnes de CO2 uniquement en vol d’avion. Une des scènes située à 3300 mètres d’altitude se situe à 500 mètres du parc national des Ecrins, un territoire protégé. [21] D’après la tribune d’Extinction Rebellion, l’empreinte carbone générale est comparable à la valeur annuelle de l’ensemble des résidant·es de l’Alpe d’Huez. [22]

[19] BOUQUEAU, Hugo. Aux origines des festivals cultes (4/9). Tomorrowland : le conte qui a changé l’histoire des festivals. Dans : DJMag [en ligne]. 24 juillet 2025. [Consulté le 27 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://www.djmag.fr/aux-origines-des-festivals-cultes-4-9-tomorrowland-le-conte-qui-a-change-lhistoire-des-festivals/

[20]  Tomorrowland (festival) [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], 27 septembre 2025. [Consulté le 27 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Tomorrowland_(festival)&oldid=229307446#Oppositions.

[21] Stop Tomorrowland Alpe d’Huez [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 27 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://stop-tomorrowland-alpedhuez.fr

[22] GRENOBLE, X. R. 2023 – Dernier Tomorrowland à l’Alpe d’Huez – Tribune. Dans : Extinction Rebellion [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 27 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://extinctionrebellion.fr/blog/2023/03/22/2023-dernier-tomorrowland-a-lalpe-dhuez-tribune.html

DESIGN UX / SCENOGRAPHIE / ESPACES

Dans Boum boum politiques du dancefloor” Arnaud Idelon explique que les  premiers clubs des années 1960 présentent une architecture “mouvante et incontrôlable” plaçant les usager·es au centre : un espace participatif, flexible, modulable et traversé de flux”. Le club est un lieu et une temporalité où les ambiances sont pensées pour s’inscrire dans un mouvement furtif des corps, appuyer l’aspect libre, temporaire et flou de l’instant. [23]

Alain Idelon désigne également un “club totalitaire”. Celui-ci est une infrastructure de service, “sur” désigné, surveillé qui place les spectateur·ices dans une société du spectacle. [24] Ces espaces sont aussi marqués par des zones interdites, filtrés, et par l’autorité de la sécurité. 

Chez Tomorrowland, par exemple, on observe une différenciation des espaces en fonction du prix du billet. Les zones « comfort » ou « VIP » ne sont accessibles qu’aux festivaliers ayant payé un pass de plus de 1000 euros. [25]

L’expérience d’un évènement de techno commerciale est impressionnante : la musique est synchronisée avec les lumières et le mapping, le show est spectaculaire, millimétré et préparé à l’avance. Aucune place n’est laissé à l’improvisation, l’expérimentation ou la surprise, l’erreur est proscrite. C’est un spectacle mémorable designé pour être filmé et partage sur les réseaux sociaux. [26]

Designé pour attirer son public cible, la techno est vidée de sa substance, elle n’a ni  communauté, ni appartenance à une esthétique donnée, à des récits ou des références propres. Ce secteur gentrifié à des impacts discriminatoires sur les territoires concernés, les programmations artistiques …

En tant qu’artiste dans la fête, comment participer à sculpter une fête émancipatrice, communautaire et mixte ?

(( Quelles pratiques aujourd’hui en réponse à ces problématiques ? Notamment en art numérique (dj’ing et vj’ing)) -> Comment résister en tant qu’acteur·ices de la scène et artistes ? Comment se réapproprier la rave ?

[23] IDELON, Arnaud, BATAILLE, Gorge et GAITÉ, Florian. Boum boum: politiques du dancefloor. Paris : Editions Divergences, 2025.

[24]  “Société du spectacle” est un terme développé par Guy Debord et désigne

[25]  Tomorrowland Winter 2026 – Festival Passes [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 27 novembre 2025]. Disponible à l’adresse : https://shop.paylogic.com/84d07385280e47dcaa168f0a20094e8a

[26]  GILLETT, Ed et HEUGUET, Guillaume. Strictly Business Techno. Gentrification et résistance dans l’économie nocturne. Audimat [en ligne]. Audimat Éditions, 2024, Vol. 21, no 2, p. 13‑52. DOI 10.3917/audi.021.0013